Un “accès à la symbolisation problématique” pour
certains enfants présentant des troubles graves du comportement ?
Si pour une partie conséquente des enfants accompagnés
dans l’ITEP dans lequel j’interviens,
les troubles de comportement qu’ils manifestent peuvent revêtir un sens
(parfois multifactoriel) lié à une histoire repérée, une carence éducative, un
milieu social défavorisé, une désagrégation familiale (...), pour d’autres
enfants, les symptômes semblent bien plus complexes...
C’est entre “routine et imprévu”[1] d’un essentiel quotidien d’accompagnement éducatif
(essentiel, car lieu privilégié de nos interventions avec les enfants, réussies
ou ratées, support de nos projets, espace de vie de chacun et espace du “vivre
ensemble”...) que je suis amené, au détour des situations d’enfants qu’implique
la vie de groupe (et la vie institutionnelle), à repérer pour certains d’entre
eux, les mêmes comportements répétitifs et persistants, signes, certainement,
de souffrances internes importantes, symptômes maintes fois réitérés,
soulignant, probablement, des difficultés profondes qui ne sont pas encore
dépassées...
Il est ici question de « répétition », celle
de ces enfants, ou plutôt de leurs comportements, de leurs actes, qui pourrait
résulter “de l’incapacité à différer ou à inhiber (le) comportement ou (la)
pensée face à une situation” - une manifestation qui pousserait ces enfants
à reproduire à l’identique les mêmes situations, sans en avoir compréhension,
représentation, conscience...
Si certaines répétitions pourraient parfois montrer un
retour persistant à un passé douloureux, dont l’exigence serait une recherche
inconsciente “en arrière pour retrouver
ce qui a déjà eu lieu - une compulsion à reprendre ce qui n’a pas été achevé -
pour le compléter... - une tendance aux pulsions de vie et de mort qui prime
sur l’autre tendance régie par le principe de plaisir...”[2], d’autres, plus importantes, persistantes et
“stériles” pourraient aussi marquer, je crois, pour ces jeunes enfants en
souffrance psychique, une carence à la symbolisation, une impossibilité de
pouvoir “psychiser” des comportements ou des affects à même de déployer de
nouvelles représentations, de nouveaux comportements...
D’un point de vue théorique :
Le processus de symbolisation chez l’enfant, une
progression vers la capacité de se penser, de penser les autres, de penser ses
expériences...
« Histoire de l’accès au symbolique »
Si au début de sa vie, le nourrisson est totalement
dépendant (sans en avoir conscience) de sa mère, il va progressivement, dans sa
relation à celle-ci, être confronter à deux modes : la présence et l’absence de
sa mère.
Elle deviendra alors source de plaisir par sa
présence, et source de déplaisir par son absence.
C’est sur ce rythme de présence ou d’absence de la
mère que va s’introduire l’ordre symbolique qui consiste, avant tout, à pouvoir
se représenter un objet dans son absence, qui fait que, au delà de l’objet
réel, une autre dimension et d’autres possibilités de rapports, de pensées
surviennent...
Dans l’absence, la mère va peu à peu être perçue comme
un objet symbolique, alors que dans les premiers jours de la vie de l’enfant,
la mère est un objet qui ne vaut que par sa présence.
Si dans un premier temps, le nourrisson, assailli par
une tension interne (dictée au début par la faim...), criera et que sa mère
viendra le nourrir, croyant ainsi que c’est lui qui aura fait apparaître sa
mère (dans une illusion de s’être donné sa propre satisfaction, dans une
“pensée magique”), petit à petit, cette mère, commençant à réinvestir son
monde, sera amenée à différer ses réponses...
Cette situation spécifique que D. W. WINNICOTT
nomme de “suffisamment bonne”[3] amènera cette mère à contenir la rage de son bébé
(rage issue d’une satisfaction différée), et permettra à celui-ci de faire
progressivement l’expérience, ayant survécu à cette rage, de l’existence d’un
monde extérieur (sa mère) différent de son vécu interne.
Ainsi, l’enfant pourra réaliser que sa satisfaction
dépend de quelqu’un d’autre, sa mère (constatant alors sa dépendance).
Il vivra momentanément une blessure inéluctable mais
essentielle, marquant sa “non toute-puissance”.
Et cette blessure s’atténuera, peu à peu, “par sa
nouvelle capacité de ”se représenter” sa mère à l’intérieur de lui, de se
souvenir d’une bonne expérience avec elle, lorsque la satisfaction tardera”[4].
C’est l’entrée dans la symbolisation pour l’enfant, et
la mère en lui répondant de cette façon “suffisamment bonne”, se
trouvera dans une dynamique de gratification, mais aussi de frustration
essentielle dans cet accès au symbolique.
L’expérience que l’enfant va faire de la présence et
de l’absence de sa mère va l’amener à une expérience d’une vie créative (créer,
réfléchir, imaginer...).
“La capacité à se représenter l’autre en son absence
provoquera la capacité de penser, de s’extraire du monde concret pour
s’imaginer et réussir à transformer l’expérience douloureuse afin d’en faire
sens”[5].
La mère
participera ensuite à l’intégration de la symbolisation par l’enfant, en “signifiant”[6] pour lui ce
qu’il vivra : “tu as faim, tu as froid...”
Cette faculté,
une fois acquise par l’enfant, lui permettra de faire face aux difficultés que
la vie lui réserve, d’en faire sens pour les intégrer…
Elle sera ainsi le socle de la progression au plan
intellectuel, permettant “l’image mentale, l’imitation différée, le jeu
symbolique, le langage, le dessin...”[7].
L’enfant qui n’aura pu faire l’expérience d’un “délai
de réponse suffisamment bon” de sa mère, ou celui qui aura subi une altération
du fait d’une absence trop longue de la fonction maternelle (déprivation[8]) aura de grandes difficultés à acquérir cette
capacité de symbolisation, “la capacité d’être seul”[9].
Aussi, “la différence dedans-dehors n’étant pas
acquise, il lui sera difficile de contenir ses émotions et même de les
sentir...”[10].
« Dans la pratique éducative : Et pour
certains enfants présentant des troubles importants du comportement... »
Au delà d’une inadéquation profonde entre les besoins
de l’enfant et la réponse de sa mère dans leurs premières expériences
relationnelles, la capacité de symbolisation acquise par d’autres enfants
pourra être altérée par des traumatismes, des expériences néfastes répétées, un
environnement déstructurant, des vécus d’échecs dévalorisants (...) bloquant
momentanément leurs fonctions de pensée, les inscrivant, pour beaucoup d’entre
eux, “hors du sens”, dans l’incapacité à dépasser des souffrances internes,
rejouant, empruntant les mêmes chemins douloureux, répétant les mêmes
symptômes...
La représentation du mot (qui lie la verbalisation
avec la prise de conscience), les repérages spatio-temporels et le contrôle des
émotions pourront alors être attaqués, causant ainsi peut-être des troubles du
comportements, du développement intellectuel, fragilisant le Moi en formation,
tout en sachant que “une situation
conflictuelle, aussi pathogène qu’elle puisse être, ne crée pas un arrêt dans
le développement, mais un infléchissement de ce dernier”[11].
L’accompagnement de l’enfant présentant des troubles
du comportement vers une symbolisation possible (ou plutôt une
intégration à la symbolisation) doit pouvoir s’inscrire dans un cadre au
contenu symbolique et au contenant “symboligène” comme disait Françoise
DOLTO[12].
Ce cadre est, ainsi, je crois, le garant de l’action
éducative par ses règles de fonctionnement (permettant de protéger les
protagonistes des institutions de leurs mouvements personnels, constituant la
référence à laquelle il sera fait appel en cas de débordement des demandes[13]), l’invariant protégeant l’enfant des autres et de
lui-même, l’espace privilégié pour l’aider à sortir de ses difficultés pour
penser son monde interne et accéder à la fonction symbolique.
Édouard RAVON explique ainsi
que “toute institution a ses invariants grâce auxquels chacune construira
des moments relationnels spécifiques qui délimiteront à la fois l’expression
des demandes et les registres des réponses”[14].
Le cadre doit alors
être porteur d’un message profond d’aide en direction des enfants
impliquant fortement la notion de confiance à même de pouvoir les amener à
vouloir, peu à peu, “recréer les structures de leur personnalité”[15].
Ce cadre, dans sa fonction d’aide symbolisation des
enfants, doit ainsi tenir compte des besoins du Moi de l’enfant.
Il pourra lui renvoyer un sentiment de contenance et
de réassurance face aux angoisses et aux tensions internes.
L’institution, par son fonctionnement basé sur une
rythmicité présence-absence des éducateurs, mais aussi des enfants peut être,
parfois, à même de recréer le vécu des premières séparations d’avec sa mère.
Elle induit surtout “des zones institutionnelles
d’étayage, ces espaces temps que le dispositif institutionnel met en place pour
des activités que l’on doit comprendre comme étant en dérivation des tâches
maternelles... - à savoir l’alimentation, les soins, la protection... ainsi, ce
dispositif facilité ou intensifie l’expression d’un relation
transférentielle”[16].
L’éducateur remplissant cette fonction, quelque soit
son sexe, est alors amené, dans le quotidien, à se trouver à l’écoute, dans une
relation d’empathie, de recevoir, d’accueillir, de comprendre ce que l’enfant
lui dépose par la parole ou plus souvent par ses symptômes.
Le cadre médiateur permet de trianguler leur relation.
Dans celui-ci, l’éducateur est alors amené à “prêter”
à l’enfant son appareil psychique pour aider à transformer la souffrance de
l’enfant, son symptôme, en sens, afin de la rendre disponible à la pensée, à la
symbolisation...
C’est peut-être dans un environnement maternant “suffisamment
bon” que l’enfant peut se reconnaître, s’individuer, pour symboliser et
sublimer...
Le cadre représente aussi une fonction paternelle, à
même d’inscrire l’enfant dans l’œdipe et dans l’édification du Surmoi, et de
séparer l’enfant de la fonction maternelle pour s’ouvrir au monde extérieur et
à la symbolisation...
“Les premiers temps de la fabrique du symbole sont
soutenus par la fonction paternelle comme matrice du symbolique”[17].
Dans cette fonction, l’éducateur, encore une fois
quelque soit son sexe, apportera une nouvelle frustration poussant l’enfant à
se séparer et à accéder à d’autres désirs...
Cette fonction paternelle poussant à la socialisation
peut peut-être favoriser pour l’enfant l’émergence déjà engagée de sa pensée,
de son expérience à la symbolisation...
Enfin, le cadre s’inscrit clairement dans une notion
de médiatisation ou de tiers, “devant
le risque d’absorption par les identifications projectives de l’autre (l’enfant),
ce qu’il (l’enfant) attribue comme sentiments, et à ce à qui il
s’identifie de ce qui vous (les éducateurs) prête, vous confondant ainsi
à lui...”, le tiers pour “forcer à l’altérité, donc à la vie”, le tiers
comme organisateur dans un travail relationnel - fonction
séparatrice-organisatrice”, le tiers enfin comme “espace dans
notre pensée pour lui donner de l’air”[18].
Aider l’enfant à prendre conscience de ses répétitions
et à “mettre en mots”
Un
travail important autour de la parole doit se mettre en place tant que
possible.
Les
troubles du comportement peuvent être définis pour nombre d’enfants comme des
moyens inadaptés à des expressions non élaborées.
L’accompagnement
de ces enfants, en même temps que de l’amener progressivement à prendre
conscience de ses répétitions et de ses difficultés propres, doit aussi se
faire par une aide d’élaboration des sentiments, une aide à l’extériorisation,
à la verbalisation.
Aider l’enfant à dire autrement peut lui permettre de
vivre des expériences positives sur lesquelles il peut se construire. Mais
aussi, aider l’enfant à dire ses soucis, ses angoisses, ses questions, c’est
sans aucun doute l’aider à extérioriser, à apaiser ses tensions internes, à
apprendre à parler au lieu d’agir...
L’enfant, en extériorisant progressivement par des
mots, ce qu’il éprouve, peut peut-être prendre de plus en plus conscience de
son monde interne, de ses expériences antérieures, de ses expériences
nouvelles...
Il peut alors lui être possible de contrôler, peu à
peu, son comportement, ses décharges, d’établir des liens, de repenser en terme
d’expériences sur lesquelles il pourra se construire...
Pour finir, René ROUSSILLON écrit que si la
répétition traduit l’échec de symbolisation, “la contrainte de répétition
pourra être signifiée comme le mouvement même de celle-ci qui pousse toujours à
reprendre pour la poursuivre, le travail de symbolisation et d’appropriation de
la part d’inconnu qui le constitue...”[19], l’enfant en carence de symbolisation rechercherait
alors, peut-être, intrinsèquement, malgré ses échecs, ses troubles, ses
traumatismes (...) le moyen d’avancer...
WINNICOTT parle de la “ tendance antisociale”
comme “la manifestation d’un signe
d’espoir” de l’enfant en
direction de son environnement…
Voilà peut-être une motivation supplémentaire à
accompagner ces enfants, souvent difficiles au premier abord (qui se
rebellent, se replient ou ne se laissent pas faire...[20]) face à l’échec,
la désillusion, les paradoxes, tout en “reconnaissant les zones d’inconnus
sans plaquer à l’avance des réponses toutes faites..”[21], car “du symptôme aux symboles tel est le chemin
qui balise l’accompagnement socio-éducatif...”[22].
Peut-être est-ce alors, l’objet profond d’un
accompagnement éducatif, que de les aider à voir, à dire leurs répétitions,
dans une aide à la restructuration d’un “Moi abîmé”[23],
sans jugement, sans critique dévalorisante, dans un soutien de mots pour
commencer à pouvoir penser aux problèmes qui semblaient les dépasser et les
enfermer dans les mêmes fonctionnements, peut-être comprendre ce qui se jouait
en eux, avec et autour d’eux ...
[1]
“Le travail d’éducateur
spécialisé” - Joseph ROUZEL - Dunod - Paris 2000
[2]
“Le plaisir de lire Freud”
- J. - D. NASIO - Éditions Payot & Rivages - Paris 2001
[3] Notion de “Good enough” , ‘bonne mère” ou
“mère suffisamment bonne” de D. W. WINNICOTT - “De la pédiatrie à la psychanalyse” - Payot 1969 : Winnicott précise que “la mère suffisamment
bonne est celle qui intervient à bon escient...” Trop tôt, elle empêche
l’enfant de construire ses représentations et son élan vers les autres, trop
tard, elle le laisse succomber au désespoir. A bon escient, l’enfant s’ouvre au
monde extérieur et se construit...
[4]
“Soigner son âme” -
Marie-Andrée LINTEAU - Le Bulletin VIE-A-VIE / Bibliothèque nationale du Québec
- Vol. 15 N° 4 -2003
[5]
Ibid.
[6]
Ce qui sert à le représenter - notion de J. Lacan - “La psychologie de l’enfant” - Les
essentiels Milan - Toulouse 1997
[7]
“La psychologie de l’enfant”
- Les essentiels Milan - Toulouse 1997
[8]
Perte brutale des soins
[9]
“De la pédiatrie à la
psychanalyse” - Donald Woods WINNICOTT - Éditions Payot 1969 Paris
[10] “Soigner son âme” - Marie-Andrée LINTEAU - Le Bulletin VIE-A-VIE / Bibliothèque nationale du Québec - Vol. 15 N° 4 -2003
[11]
“Le plaisir et la répétition - Théorie du processus psychique” - René
ROUSSILLON - Dunod - Paris 2001
[12]
“L’image inconsciente du corps”
- Françoise DOLTO - Éditions Seuil - Paris 1992
[13]
“De l’éphémère à la durée dans
l’accompagnement de la souffrance” - Édouard RAVON - Acte du colloque du M.A.I.S 1990
[14]
Ibid.
[15]
“Un lieu où renaître” -
Bruno BETTELHEIM - Éditions Robert
Laffont - Paris 1975
[16]
“Les corridors du quotidien”
- Paul FUSTIER - PUL - Lyon1993
[17]
“Le travail d’éducateur
spécialisé” - Joseph ROUZEL - Dunod - Paris 2000
[18] “De l’éphémère à la durée dans l’accompagnement de la souffrance” - Édouard RAVON - Acte du colloque du M.A.I.S 1990
[19]
René ROUSSILLON - “Le plaisir et la répétition - Théorie du processus
psychique” - Dunod - paris 2001
[20]
Argumentaire du Congrès de l’AIRE - Décembre 2005 - Nantes
[21]
Michel LEMY - “J’ai mal à ma mère” - Editions Fleurus Psychopédagogie -
Paris 1993
[22]
Joseph Rouzel - “Le transfert dans la relation éducative” - Dunod -
Paris 2002
[23] Fritz REDL - “L’enfant agressif – le
Moi désorganisé” - Editions Fleurus Psychosociale - Paris 1964